Robert Fludd et la défense de l’intégrité de l’Ordre de la Rose-Croix

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Par  Paul Dupont, extrait de la revue « Rose-Croix »
n°258 – été 2016

« Robert Fludd (1574-1637) est bien connu de tous les Rosicruciens. Les historiens le considèrent comme l’un des plus grands humanistes de la Renaissance. Son œuvre s’inscrit dans une démarche expérimentale très innovante pour son époque : on lui doit notamment d’avoir décrit pour la première fois la circulation du sang, démontrée ensuite par William Harvey. Fludd et Harvey, tous deux médecins et pénétrés de philosophie rosicrucienne, partagent la même vision vitaliste de l’existence. Ils soutiennent dans leur œuvre l’existence d’une force vitale, éthérée, issue de l’âme. Fludd regroupe ainsi durant toute sa vie une masse de connaissances encyclopédiques qui englobe l’ensemble des sciences. Il ne se contente pas de reprendre la sagesse des Anciens dans tous les domaines. Il cherche à tout vérifier de manière expérimentale.C’est ainsi qu’il énonce le principe du premier baromètre, élaboré cinquante ans plus tard par R. Hooke. Il se décrit aussi lui-même comme passionné par les automates dont il crée divers modèles. Fludd peut être considéré comme l’un des fondateurs de la méthode scientifique expérimentale.

Mais Fludd, avant tout spiritualiste, est considéré aussi comme un défenseur éminent de l’Ordre de la Rose-Croix. Ainsi, lorsque l’Ordre est calomnié à la suite de la diffusion en 1614 de la Fama Fraternitatis et de la Confessio Rosae Crucis, il prend la plume et fait éditer à ses frais un Traité Apologétique, dans lequel il défend l’intégrité des membres de la Fraternité contre les fausses accusations dont ils ont été l’objet. Pris par le temps, il commence par écrire en 1616 une Apologie Abrégée qui donne les grandes lignes de la défense de l’Ordre. L’année suivante en 1617, il fait imprimer le Traité Apologétique. Ce Traité n’est pas simplement une apologie. Il contient surtout d’intéressants commentaires sur les principes rosicruciens et sur la méthode expérimentale qu’ils utilisent dans leur œuvre. Ce traité se compose de trois parties, d’une introduction et d’un épilogue.

Dans l’introduction, il explique ce qu’il a réalisé, alors qu’il méditait sur le sens de la vie humaine : « J’ai remarqué, non sans raison, que la pérégrination de l’homme sur cette Terre était comparable à celle d’un navire, tourmenté par les flots d’une mer enragée aux vagues tempétueuses, qui est mis en péril permanent et dont la destination est incertaine ; et son âme est semblable à un marin tout à fait ignorant de la navigation, qui ne sait pas s’il arrivera par le fait du hasard à conduire son navire au port de la félicité. » Ayant à ce moment déjà entendu parler des Rose-Croix, il précise : « La renommée de la Société de la Rose-Croix a parcouru toutes les provinces d’un bout à l’autre de l’Europe, et leur admirable science des mystères tant divins que naturels est ainsi parvenue à mes oreilles. J’ai alors à juste titre tenté de découvrir le Collège (1) de leur Ordre, et après avoir finalement mené mes recherches pour les joindre, ils se sont fait connaître à moi, librement, alors qu’ils n’y étaient pas forcés, et m’ont offert spontanément les discours et les écrits qu’ils proposent de manière gratuite. »

L’Ordre était connu bien avant la diffusion imprimée de la Fama en 1614, et les écrits de Fludd prouvent sa connaissance profonde de la teneur de ce Manifeste. C’est le fait qu’un certain Libavius mette en doute l’existence même de l’Ordre qui motiva Fludd : « J’ai pris la cause de la Fraternité et je me suis résolu à la défendre contre les aspersions calomnieuses et du D. Libavius et des autres, en utilisant ses propres flèches. » Dans son introduction, il défend les membres de la Fraternité, démontre qu’ils œuvrent pour le bien commun et qu’on ne peut en aucun cas les accuser de sédition : « […] Ils sont généreux […] affables […] avec un cœur pur et sincère. Ils soignent parfaitement les malades. »

Ensuite, Fludd résume les trois parties de son Traité : « Ainsi, dans la première partie de mon apologie, je préciserai les diverses significations des mots : Magie et Cabale. Puis j’expliquerai ce qu’il faut entendre par le terme « Grand livre de la Nature », en décrivant les écrits et les symboles qu’il renferme, et je pourrai être en mesure de démontrer comment la volonté divine peut être prédite à partir des signes et caractéristiques de nouvelles étoiles.
Dans la deuxième partie, je dévoilerai en quoi les Arts (2) sont pollués, corrompus et déficients : de la même manière, je décrirai la nécessité de la réforme, et les moyens de réparer les erreurs de la science et de travailler à éliminer l’ignorance qu’elle renferme.
Dans la troisième et dernière section, je démontrerai avec des preuves autant physiques que métaphysiques, dignes de confiance, les merveilleuses réalisations des Fratres qui peuvent être menées à une bonne fin par des moyens aussi bien naturels que divins, et réalisées sans faire appel ni à la nécromancie, ni à la théurgie abusive, ni à la sorcellerie ou encore à la mystification, à l’illusion trompeuse ou à toute autre sorte d’abominable sorcellerie. Le lecteur a donc en cela le plan d’ensemble de notre projet. »

Dans la première partie de son Traité Apologétique, il reprend donc les affirmations contenues dans la Confessio, cette dernière étant à entendre dans le sens de profession de foi : il consacre notamment tout un chapitre à une explication astrologique portant sur l’apparition des deux nouvelles étoiles apparues dans les constellations du Cygne et du Serpentaire. Il associe cet événement à l’importante conjonction entre Saturne et Jupiter (3) ; et le compare à la même conjonction qui eut lieu en l’an quatre avant J.-C. : cet alignement stellaire exceptionnel est en effet décrit par l’astronome Johannes Kepler qui, s’appuyant sur celui-ci, envisage que Jésus-Christ soit né quatre ans avant l’ère chrétienne. L’apparition des deux étoiles et la conjonction bénéfique de Jupiter avec Saturne justifie pour Fludd que les Rosicruciens décident de faire connaître l’existence de leur Collège. Il soutient par ailleurs que ladite conjonction a eu lieu le 20 décembre 1603.

Dans la deuxième partie de son Traité Apologétique, Fludd dit en quoi les écoles scientifiques sont insuffisantes, et quels sont les moyens de remédier à cela. Il justifie la volonté des Rosicruciens de réformer la philosophie, la médecine et l’alchimie. En médecine, Fludd évoque la théorie des tempéraments, et les erreurs que font les médecins quand ils n’en tiennent pas compte : « Parce qu’ils ont observé que telle ou telle plante convient mieux à telle ou telle maladie de Jean, ils veulent l’administrer à Robert, ou à un autre qui a un tempérament totalement opposé. » Il insiste sur la nécessité de l’examen clinique : « Le médecin ne peut jamais proposer de traitement curatif sans une inspection méticuleuse. » Il ne doit pas se contenter d’une connaissance livresque, car « le médecin doit peser avec une observation attentive la mesure (4) à adopter avec justesse entre son appréciation et les livres de médecine. »

Fludd, ainsi que nous l’avons dit, adhère au concept de Force vitale, comme les Rosicruciens. Il explique donc qu’en médecine, il faut s’inspirer « de la Nature de l’Homme qui inclut les Principes (5), les Éléments, les Humeurs, le Corps et ses parties, le tempérament, les vertus et les propriétés des variations de son Esprit vital en rapport avec le pouls ». Il parle d’un médicament universel qu’il nomme « quintessence » et que, plus loin dans son Traité, il relie à l’air que nous respirons : « Cette médecine est donc bénite parce qu’elle remplit le monde de paix et d’harmonie. » Voici ce qu’il dit dans la troisième partie de son Traité au sujet de cette quintessence qui maintient la santé : « Soit elle se cache dans l’air, et de ce fait, elle est attirée dans les poumons par l’inspiration ; et la partie de quintessence qui est dans l’air est totalement absorbée par le cœur, qui la distribue et la répartit grâce aux artères pour nourrir l’ensemble du contenu de l’Esprit Vital. Soit elle est contenue de manière secrète dans les corps qui composent la nourriture, ou s’accumule dans les aliments eux-mêmes, de telle sorte que ces lumières célestes étant réunies, elles constituent un feu dense, céleste, visible, aux facultés nutritives, et naturellement nourrissant. » Nous avons là une évocation de la Connaissance que les enseignements rosicruciens renferment au sujet de la santé.

Fludd parle aussi d’une réforme de l’alchimie opérative qu’il commente ainsi : « Il est étonnant de constater combien les experts de cette science ont l’habitude d’utiliser des mots inventés qui sont totalement éloignés de la vérité de l’Art, parce qu’ils se sentent obligés de cacher (c’est ce qu’ils disent) la vérité et les Mystères à ceux qui n’en sont pas dignes ; comme par exemple : « Soufre et Mercure, calcination, séparation, union, putréfaction, congélation, fermentation, multiplication, imbibition, incération (6), projection, exaltation, lion vert, fumée blanche », et un nombre infini d’autres mots trompeurs sur l’Art, par lesquels les gens sont abusés tandis qu’ils sont misérablement délestés de leur bourse. » Fludd aspire à la réforme de cet Art, lequel, sous l’impulsion de certains alchimistes rosicruciens, donnera naissance à la chimie moderne. Il aborde ensuite les mathématiques, la géométrie, puis la réforme nécessaire en matière d’éthique, de politique, de justice, de théologie et termine cette deuxième partie en insistant sur l’importance de la Lumière.

Après avoir traité de l’œuvre scientifique des Rosicruciens et de la réforme des sciences, Robert Fludd aborde alors, dans la troisième section, l’aspect spirituel de l’œuvre au service de la Lumière divine. Dans cette section, Robert Fludd va expliciter ce que les Rosicruciens entendent par « Mystères de la Nature ». De tout temps, l’Ordre a en effet été connu comme une école de Mystères. Dans ce chapitre il décrit la Création, ce qu’est la Lumière originelle par opposition à l’Esprit qui forma la matière en se densifiant, et qu’il associe à l’eau : « Alors Dieu émit le Verbe (FIAT) tout en projetant parallèlement son Esprit, oscillant en ondes géométriques circulaires de plus en plus grandes, et dessinant ainsi dans le sein de la hylé infinie du macrocosme ce que seront les débuts et les limites de la circonférence du monde fini ; et ce qui était auparavant inconnu à l’Esprit (7), privé de toute perception de forme en raison de l’emprise des ténèbres, prit maintenant l’aspect visible de l’eau par le puissant éclat de l’Esprit Divin. »

Puis dans les différents chapitres qui suivent, il est question de l’essence de la Lumière et de ses propriétés occultes, de l’Esprit Universel. Ensuite, viennent des chapitres qui vont décrire les facultés que cette Lumière permet de développer. Ces facultés latentes sont simplement citées dans la Confessio, alors que Fludd les développe ici en détail. Il s’agit en particulier de la faculté de transmission de pensée, par projection et perception à distance. Il explique comment ceci est possible grâce à la Lumière spirituelle située dans un centre intérieur de l’homme : « À partir de cela, nous pouvons évaluer combien les Mystères de ce centre intérieur universel sont étendus, et combien d’admirables possibilités peuvent découler de ses propriétés naturelles ; celles-ci dépassent tellement notre entendement, elles sont si ardues qu’elles semblent impossibles à comprendre et que nous en sommes ignorants. Si nous méditons sur tout cela avec attention et de manière répétée, nous pourrons reconnaître qu’il est tout à fait possible que quelqu’un puisse converser avec quelqu’un d’autre situé à quelques centaines de milles de distance, par l’intermédiaire de la brillante clarté de ce centre universel, et communiquer avec lui par écrit ou oralement en l’espace de quelques heures. »

Dans cette troisième partie de son Traité, Fludd mentionne également l’existence d’un petit livre secret qui permet de connaître ce que contiennent tous les autres livres. Puis il évoque les merveilleux effets occultes de la musique secrète, partant pour cela de la musique des sphères et de l’harmonie universelle, à laquelle il attribue une influence : « Ainsi, leur symphonie harmonieuse éveille l’amour, la concorde et l’amabilité, tandis que leur dissonance n’entraîne que la haine, la discorde et un mortel mépris. » Toujours dans ce chapitre, il lève le voile sur les secrets qui se cachent sous l’écorce et l’apparence des choses.

Ensuite il aborde de manière résumée ce qui pourrait correspondre aux sujets d’études rosicruciens pour cette époque, à savoir le macrocosme, le chaos originel, les cinq essences formatives, la Lumière originelle, l’Æther, l’Âme, la quintessence, la place du Soleil ; puis le microcosme, par l’âme végétative et animale, l’esprit éthéré et vital ; puis la relation entre Dieu et l’Âme. Puis avant d’en venir à la conclusion il affirme : « Je vous jure par Dieu, le Soleil qui voit notre monde, que tout ce que j’ai rapporté ici est le fruit d’une réelle expérience, que c’est sincère, et que vous pouvez vous servir de nos recherches et de nos expériences, des si magnifiques et importants discours et également des œuvres admirables des Fratres que des gens ont répandu partout ; et ne pas récuser avec des oreilles bouchées et un cœur endurci ce qui bat certainement déjà des ailes de la vérité et de la conscience. »

Le Traité Apologétique de Fludd se termine par un Épilogue adressé aux membres de l’Ordre de la Rose-Croix. En voici donc pour terminer un extrait, qui garde aujourd’hui toute sa valeur : « Je m’assieds devant mon miroir dans lequel je contemple qui je suis. J’ai exploré avec les yeux et avec l’âme pratiquement toutes les provinces d’Europe, le bouillonnement des eaux profondes, les montagnes abruptes, les vallées aux terrains glissants ; j’y ai trouvé l’ignorance des villages, l’incivilité des villes, l’orgueil des cités, et presque toutes les infortunes des hommes. »

Cependant, il a pris soin auparavant, en fin de troisième partie, de présenter le fait de devenir membre de la Fraternité rosicrucienne comme une solution aux maux qu’il a rencontrés dans ce monde : « J’avoue franchement que ces Fratres sont dignes d’admiration et que mon Âme avide de science est totalement enchantée par les leçons de leur douce sagesse, et que j’ai vu plus clairement de mes yeux les secrets cachés dans le sein de la Nature et sous l’écorce ou forme extérieure des créatures, et pour être précis j’ai observé cela avec autant de soins que les dissections anatomiques.
C’est pourquoi je les considère comme fiables, et leur suis redevable d’une reconnaissance sans cesse renouvelée, pour m’avoir permis de m’éloigner des fausses philosophies grossières de ce monde, des philtres, des illusions et du charlatanisme, grâce à la satisfaction que l’on éprouve dans la véritable sagesse. » (8)»

Notes
1) Le terme employé en latin est coenobium qui signifie « cloître » ou « monastère ». Mais ce terme peut aussi avoir la signification à cette époque de « collège » ; il faut noter d’ailleurs que la Société des Rose-Croix fut par la suite désignée par le terme d’« Invisible Collège ». Ce collège regroupait l’ensemble des scientifiques et des érudits de l’époque et il donna naissance en Angleterre à la Royal Society. En France, sur les affiches placardées sur les murs de Paris, ils se présentent d’ailleurs en ces termes : « Nous, députés du Collège principal des Rose-Croix, faisons séjour visible et invisible… »
2) Le terme « Arts » désigne à l’époque les sciences et les arts.
3) Voir à ce sujet Rose-Croix et Mystères de Christian Rebisse, Diffusion Traditionnelle 2003, chapitre IV, p.66.
4). À cette époque, les médecins galénistes avaient l’habitude de vouloir expulser sans modération les humeurs peccantes à l’aide de purges, de vomitifs.
5) Origines.
6) Imprégnation de cire.
7) Esprit au sens d’Âme universelle.
8) Pour l’ensemble de cet article, se référer au Traité Apologétique défendant l’intégrité de la Société de la Rose-Croix, de Robert Fludd, traduit du latin par Léon-Paul Duparvie, éditions Clara Fama, 2015